Les Amis du Livre contemporain

Histoire d'une rencontre entre Art et Littérature

par Kathleen Hyden-David

« Le Livre Contemporain, c'est en trois mots tout un programme. Il n'est pas à nous seuls mais il affirme, il précise notre but. A côté du livre solennel et classique comme un beau costume du temps de Louis XIV, à côté du livre délicieusement élégant du XVIIIe siècle, du livre romantique et pittoresque d'hier, le Livre Contemporain, celui de demain, doit être dans la bibliothèque de l'amateur une sorte d'indépendant et de nouveau venu …»

Jules Claretie

Ainsi s'exprimait, en 1904, Jules Claretie lors de son premier discours de Président du Livre Contemporain, toute jeune société de bibliophilie créée le 28 mai 1903 à l'initiative de Pierre Dauze. Dans un style spirituel dont il avait le secret, Jules Claretie, Administrateur du Théâtre Français, académicien, journaliste chroniqueur de la vie parisienne et auteur dramatique, proclamait la volonté des vingt membres fondateurs de se démarquer de la démarche essentiellement historique des collectionneurs déjà existants. Mais la seule dénomination de la société n'était-elle pas en soi un manifeste ? En éditant des ouvrages de qualité, à tirage limité, et illustrés par des artistes contemporains, les sociétaires avaient pour ambition d'élever le livre au rang de création originale, reflet des courants littéraires et plastiques de son temps. Dès lors, la rencontre entre Art et Littérature allait nourrir l'activité éditoriale de la société. Le XXe siècle sera ainsi jalonné d'incontestables chefs-d'œuvre. Pourtant la notion de création artistique contemporaine mettra cent ans à s'exprimer dans toute sa plénitude. On verra comment d'Eugène Fromentin à Tahar Ben Jelloun et de Maurice Denis à Olivier Debré, s'est progressivement révélée et affirmée la nécessaire osmose entre l'artiste et l'écrivain.

Si la notoriété des sociétaires a largement contribué au prestige du Livre Contemporain, leur diversité donnait d'autant plus de légitimité à leurs objectifs. Les politiques y côtoyaient académiciens, artistes, écrivains, journalistes, industriels, tous mus par la même passion. Ainsi le ministre, Louis Barthou, après avoir assuré la Présidence du Conseil de mars à décembre 1913, présidera plus longuement aux destinées du Livre Contemporain, de 1914 à 1934. Citons encore le Prince Roland Bonaparte ou le Président Raymond Poincaré, Président d'Honneur jusqu'à sa mort en 1934. Louis Barthou avait succédé à l'homme de plume et de théâtre que fut Jules Claretie. Est-ce à l'influence de son premier Président que la société doit sa relation privilégiée à l'univers théâtral ? Ce n'est probablement pas le fruit du hasard si beaucoup des artistes pressentis pratiquaient aussi le décor de théâtre. D'ailleurs, rien n'interdit de concevoir le travail du Livre Contemporain comme une véritable mise en scène. Il ne faut pas oublier non plus que parmi les membres fondateurs, figurait « la Divine ». Ainsi surnommée pour son charisme et sa diction parfaite, l'actrice Julia Bartet, sociétaire du Français, s'avéra bibliophile raffinée. Faisant décidemment mentir la réputation de misogynie des bibliophiles, les fondateurs comptaient en leur sein, une autre femme remarquable, l'égérie de Gambetta, Juliette Adam. Femme de lettres et féministe militante, elle accueillait dans son célèbre salon parisien, écrivains, hommes politiques et bibliophiles compétents et passionnés ; tels, par exemple, MM Gabriel Thomas, Descamp-Scrive, Ernest et Georges Droin, Borderel, Clément Janin … On comptait aussi parmi eux de véritables artistes du livre comme les relieurs réputés, Marius-Michel et Georges Canape.

Vita Nova de Dante et Maurice Denis

Deux années de travail furent nécessaires pour que paraissent les premiers ouvrages. Mais sur les trois livres édités en 1905, un seul texte était l'œuvre d'un auteur contemporain, Le Crépuscule des dieux de Elémir Bourges. Pour les deux autres, nos premiers sociétaires avaient préféré s'en tenir à des valeurs sûres héritées du XIXe : Alexandre Dumas fils avec L'affaire Clemenceau datant de1866 et Eugène Fromentin avec Dominique initialement paru en 1863. Bien qu'il se soit porté sur un auteur disparu depuis longtemps, ce dernier choix ne contredisait nullement la volonté de modernité des sociétaires. En effet, construite sur le thème de l'impossible amour, l'œuvre de Fromentin était considérée comme le chef-d'œuvre du roman psychologique, héritage direct de la révolution romantique. Cela lui conférait une dimension universelle et intemporelle encore sublimée par les pointes sèches du peintre graveur Gustave Leheutre. Ce dernier avait rejoint depuis 1889, le groupe des Nabis, artistes représentant, au tournant du siècle, la transition entre Impressionnisme et Fauvisme. Des tons qui s'épurent, des formes qui se simplifient, un souci d'harmonie dans la composition, consacrèrent d'ailleurs les Nabis spécialistes de l'affiche et de l'illustration. Sans doute, la spiritualité à la fois transcendante et intime de leur inspiration, convenait-elle particulièrement bien à l'illustration de textes consacrés, comme aimèrent en éditer les sociétaires. Ainsi, en 1907, pour Vita Nova de Dante où l'amour est présenté comme l'essence de la spiritualité et de l'expression poétique, Le Livre Contemporain fit appel au théoricien du mouvement Nabi, Maurice Denis. L'interprétation de ses illustrations fut confiée au maître incontesté de la gravure sur bois, Jacques Beltrand. La collaboration entre ces deux artistes n'était pas nouvelle. Avec Vita Nova, ils produisirent un ouvrage exceptionnel dont un exemplaire fut offert à la bibliothèque Victor Emmanuel à Rome.

Une autre collaboration devait marquer tout particulièrement l'histoire du Livre Contemporain ; celle du peintre animalier Paul Jouve et du graveur François Louis Schmied illustrateurs du Livre de la Jungle de Rudyard Kipling. Si le roman était paru initialement en 1894, son auteur était toujours vivant lorsque l'édition illustrée vit enfin le jour en 1919. On voyait donc s'affirmer en la circonstance l'idée même d'ouvrage contemporain ; d'autant plus qu'il avait fallu à Paul Jouve 14 ans au lieu des 2 ans prévus au contrat pour mener à bien ce projet devenu lui-même plus ambitieux au fil du temps. C'est à l'occasion d'une exposition chez Marcel Bing en 1905 que l'artiste avait été remarqué par Olivier Sainsère, membre du Livre Contemporain. Pendant près de 10 ans l'artiste ira chercher l'inspiration dans ses nombreux voyages et fréquentes visites des Zoos. La centaine de compositions in texte et les 17 hors texte. seront finalement entièrement gravés sur bois par Schmied. Les souscripteurs n'auront pas à regretter leur attente. L'ouvrage qu'ils reçurent alors est certainement l'un des chefs-d'œuvre de la bibliophilie du XXe siècle. Au-delà de ses qualités plastiques, le livre paru au lendemain de la Grande Guerre, témoigne du renouveau culturel. Malgré un incontestable réalisme dans l'observation de la vie animale, Paul Jouve ne sacrifie pas aux détails. Aux couleurs et aux formes synthétisées par les disciples de Gauguin, il ajoute déjà la géométrisation du trait annonçant le style Art-déco si apprécié des illustrateurs et affichistes. Paul Jouve avait trouvé en François Louis Schmied un interprète fidèle. En 1924, ce dernier qui était aussi peintre, typographe, maquettiste et même relieur, se vit confier par Le Livre Contemporain, l'illustration d'un recueil de la Comtesse de Noailles, Les Climats.

Georges Lecomte

Outre son exceptionnel raffinement, ce bel ouvrage eut pour autre qualité d'inaugurer la collaboration directe de l'auteur à sa réalisation. Non seulement la Comtesse de Noailles corrigea elle-même les épreuves mais encore ajouta à son texte quelques vers inédits. Jusqu'en 1958, sous la présidence de Georges Lecomte, Secrétaire perpétuel de l'Académie Française, Le Livre Contemporain poursuivra ainsi une politique éditoriale alternant textes anciens d'auteurs disparus faisant autorité et textes d'auteurs vivants jouissant déjà d'une belle notoriété. C'est surtout l'illustration qui connut tout au long de ces années une évolution significative quant aux techniques utilisées. Présentation de la Beauce à Notre Dame de Chartres de Charles Péguy sera en 1946 la dernière œuvre, avant longtemps, à être illustrée de gravures sur bois. ; en l'occurrence, des bois originaux en deux tons dus au talent de Joseph Soulas. A chaque ouvrage, apparaissait une technique différente : eaux-fortes d'Emile Bernard, dès 1935 pour La Fin de Satan de Victor-Hugo, pointes sèches d'André Jacquemin en 1954, pour Paludes d'André Gide, et même lithographie en couleur d'Yves Brayer en 1958, pour L'Ecole de Malivert d'André Chamson. Ce dernier livre fut certainement déjà le fruit d'un véritable échange entre l'écrivain et l'artiste, la fusion de deux sensibilités puisant à la même source d'inspiration : les pays du sud rugueux et lumineux. Plus que jamais, le livre s'affirmait comme une création artistique. Si l'utilisation de la lithographie était un signe de modernité, le Livre Contemporain avait été précédé dans cette voie par Les Bibliophiles franco-suisses éditeurs en 1955 de Hadji-Mourad de Léon Tolstoï illustré de lithographies en couleur de Constantin Terechkovitch. Leurs objectifs communs permirent la fusion des deux sociétés en 1959, l'année où Félix Benoit-Cattin devint Président, succédant à Georges Wendling nommé à cette fonction en 1958.



Félix Benoit-Cattin

Scientifique de formation et industriel, Félix Benoit-Cattin alliait une grande sensibilité artistique et novatrice à un sens profond de la mesure. Digne petit-fils du sculpteur Aimé Irvoy, Grand Prix de Rome, il montrait un goût très sûr et une vraie compétence en littérature, arts plastiques et céramique d'art. Sous sa présidence et avec la collaboration efficace de bibliophiles avertis tels André Shück, Jean Maurilieras, Yves Becker, Centralien comme lui, Gilbert Droin et Remo Vescia, la création artistique devait connaître un nouveau souffle. On verra de même quelques années plus tard comment il sut fédérer autour des Amis du Livre Contemporain cinq autres sociétés. Même si le texte véritablement contemporain n'était pas encore l'option la plus fréquente, la société affirma sa modernité en faisant appel à des illustrateurs issus des courants artistiques marquants du XXe siècle. Ainsi, les réalisations des Années 60 seront-elles dominées par les peintres dits de « La Réalité poétique ». Ces « Témoins de leur temps » du nom du Salon auquel ils participaient régulièrement, surent entrer en connivence avec la sensibilité des auteurs vivants ou disparus. Cette relation réussie entre le texte et l'image, tenait aussi au choix réfléchi des sociétaires. On pense tout particulièrement à l'œuvre de Frédéric Mistral, Les Olivades éditée en 1963 et accompagnée de lithographies en couleur de Roland Oudot, peintre et graveur essentiellement connu pour ses paysages dont ceux peints en Provence dans les Années 50.


Aimé Irvoy

Le même souci de résonance entre les diverses disciplines, avait probablement conduit les sociétaires à confier, en 1960, l'illustration de La Jeune Parque de Paul Valéry à Jean Maurice Carton, sculpteur et dessinateur, spécialiste de la figure humaine. A cette époque, parmi les auteurs vivants à se voir édités par le Livre Contemporain, il y eut Marguerite Duras, avec Moderato Cantabile (1965). C'est le peintre André Minaux dont l'importante activité de graveur se distinguait par le nombre et la variété des techniques maîtrisées, qui en assura l'illustration. Bien que figuratifs, ces artistes flirtaient parfois, avec le Fauvisme comme Jules Cavaillès dont les lithographies en couleur accompagnèrent en 1961 Le Chant du Ruisseau de Maurice Toesca, ou bien encore avec l'Abstraction comme André Minaux. Cependant, c'est en 1967 que l'Abstraction fit sa véritable apparition dans l'histoire du Livre Contemporain, à l'occasion de l'édition de Ode à la Neige du poète contemporain Henri Pichette. Le sculpteur graveur, Etienne Hajdu, admirateur de Brancusi, réalisa en effet pour la circonstance des estampilles, sculptant véritablement le papier -un papier à la forme Moulin Richard de Bas- et captant les variations de lumière dans les creux et reliefs de la feuille nue, telles des empreintes dans la neige fraîche.

Une dizaine d'années plus tard, en 1978, une Abstraction teintée de lyrisme, voire même de spiritualité, viendra de nouveau enrichir le vaste éventail des styles. Etait-il possible de choisir un autre artiste qu'Alfred Manessier pour illustrer L'Enfant dans la cité des ombres de Camille Bourniquel ? Lors d'une brève retraite à la Trappe de Soligny en 1943, le peintre converti à la foi chrétienne et le poète avaient déjà partagé un même élan spirituel. D'où peut-être cette conception curieusement paradoxale de l'Abstraction que Manessier exprimait en ces termes : « L'Art de la non-figuration me semble être la chance actuelle par laquelle le peintre peut le mieux remonter vers sa réalité et reprendre conscience de ce qui est essentiel en lui. » Quadrillées de tâches de couleurs incandescentes cernées de traits sombres et fulgurants, les compositions du livre ont la force suggestive du vitrail. Durant les Années 70 et 80, les publications du Livre Contemporain tendirent en effet à se spiritualiser, tant par le contenu que par l'interprétation plastique. Au souffle poétique d'auteurs contemporains comme Camille Bourniquel ou Guy de Pourtales (Marins d'eau douce en 1986) répond la prose puissante et prophétique d'un Malraux dans Les Chênes qu'on abat édité en 1984 et interprété en gravure sur cuivre par le grand artiste graveur, André Jacquemin. On est frappé par la puissance évocatrice de ses dessins où le chêne devient l'allégorie angoissante de la grandeur et des souffrances humaines. Abstraction ou figuration, il n'y a, du lyrisme au fantastique, qu'un pas qui sera franchi avec La Chanson du vieux marin de Coleridge. C'est à Philippe Mohlitz que l'on doit les eaux-fortes de cet ouvrage édité en 1976. Dans ses délires oniriques, l'inquiétude et le doute naîtront de l'abondance du détail et de la déconcertante perfection du trait. Il y aura d'ailleurs, plusieurs autres incursions dans l'Art fantastique, tout particulièrement avec un maître du genre, Erik Desmazières qui, en 1997, avec ses eaux-fortes, offrit de La Bibliothèque de Babel de Jorge-Luis Borges une vision paroxystique frisant le Surréalisme. Mais entre temps, la société avait connu un nouvel épisode important de son histoire. En 1988, Le Livre Contemporain devenait Les Amis du Livre Contemporain après avoir fédéré d'autres sociétés de bibliophilie.



Louis Barthou

Parmi ces sociétés, citons Les Amis Bibliophiles dont la création remontait à 1895 sous le nom des Cent Bibliophiles ; autre groupement important, celui des Centraux Bibliophiles et leurs Amis créé en 1926 par quelques ingénieurs de l'Ecole Centrale sous le patronage du comte de Voguë et de Louis Barthou. Comme on le sait, ce dernier était également, à l'époque, Président du Livre Contemporain. Mais ce ne fut pas là le seul lien entre les deux organisations. En effet, successivement assurée par Raoul de Boudeville jusqu'en 1946, puis par Maurice Péreire, Jacques Fougerolle et enfin Antoine Pol, la présidence des Centraux revint à Félix Benoit-Cattin de 1972 à 1983. L'intégration au Livre Contemporain est donc en partie son œuvre. Les Centraux avaient à leur actif l'édition de 26 ouvrages dont deux en collaboration avec le Cercle Grolier, autre société de bibliophilie d'origine lyonnaise. Sans les énumérer toutes, quelques-unes des réalisations des Centraux sont à mentionner car dans leur variété, elles témoignent aussi de leur attachement aux cultures contemporaines. Dans la catégorie consécrations, il faut citer Génitrix édité en 1968, deux ans avant la mort de François Mauriac et accompagné de gravures originales sur cuivre du talentueux Michel Ciry. Dans le registre de la nouveauté, deux livres se distinguent et annoncent déjà les audaces à venir … : en 1974, Chansons de Georges Brassens illustré par des gravures sur cuivre de Jacques Hérold, artiste proche du Surréalisme dont les nombreuses amitiés au sein des poètes et écrivains de son temps contribuèrent à l'ampleur de son œuvre d'illustrateur ; en 1978, L'herbe Rouge, œuvre de ce poète frondeur mais néanmoins centralien … à qui l'on doit l'entrée de la chanson en littérature, Boris Vian. Les eaux-fortes de l'artiste Danois, Lars Bo, contribuent ici encore à créer un univers fantastique. Décidemment, la bibliophilie aurait-elle pour vertu première d'entretenir le rêve et l'imagination … ?

Curieusement, sous son nouveau nom, la désormais société des Amis du Livre Contemporain inaugura en 1988, avec Garcia Lorca (Canéphore de Cauchemar) une décennie où les auteurs vivants ne semblaient plus avoir leur place. Pourtant l'idée de création contemporaine ne disparut jamais vraiment car l'éternelle modernité des textes choisis se trouvait sublimée par leur interprétation plastique. Outre Borges et Erik Desmazières déjà cités, d'autres duos splendides défièrent ainsi la mort. Spécialiste du sport, le peintre Pierre Doutreleau donna à voir dans ses lithographies toutes les vibrations et fulgurances des corps en mouvement racontées par Henry de Monterlant, dans Les Olympiques – La Gloire du stade (1994). Et Olivier Debré de s'emparer de l'Ecclésiaste, traduit de l'Hébreu par Ernest Renan, avant de mourir en 1999, l'année même de l'édition. « Toute chose qui est, participe du monde » disait-il, « y compris mon émotion. » ; cette émotion qu'il chercha jusqu'au bout à transmettre par la seule puissance de la couleur, y compris le noir, animée de larges et perpétuels écoulements verticaux. Si presque tous les artistes sollicités par la société ont pratiqué le décor de théâtre, ce fut sans doute la vraie vocation de Jean-Paul Chambas qui, en 2000, sut « mettre en scène » -on devrait dire « mettre en livre », l'Orféo d'Alessandro Striggio. Quant aux Noyers de l'Altenburg d'André Malraux, édité en 2003, à l'occasion du centenaire de la société, à qui d'autre en confier l'illustration qu'au peintre expressionniste Valdimir Velickovic ? Ses lithographies montrant des corps, des visages torturés en proie à la terreur, sortes de mutants flottant dans le néant de la page, comme précipités dans un vide sans fin, expriment toute les souffrances et les horreurs de ce récit de l'entre-deux guerres. Velickovic voulait, de son propre aveu, « …laisser une cicatrice dans la mémoire du spectateur ». L'édition des Noyers de l'Altenburg avait permis aux désirs communs de l'artiste vivant et de l'écrivain génial et visionnaire, de se rencontrer et par là même de donner à leur cri une plus grande résonance. Voilà qu'à l'aube du XXIe siècle, les efforts des Amis du Livre Contemporain prenaient une dimension nouvelle. En 1997, Yves Benoit-Cattin avait accédé à la présidence. Très vite, la nécessité pour la société de s'ouvrir aux préoccupations esthétiques et humaines de son temps, s'était imposée à lui. Encore fallait-il que les livres édités soient le fruit d'un véritable dialogue entre les intervenants. Tel sera dès lors son objectif.

C'est le poète et écrivain André Velter qui devait en 2004 partager la première « aventure complice », selon sa propre expression très imagée, avec un artiste de la Nouvelle Figuration, Ernest Pignon-Ernest. Leur « complicité » créative se construisit autour d'une commune fascination pour l'extase des grandes mystiques. « Pour un peintre qui a toujours fait du corps l'objet et le sujet de ses explorations, pour un poète qui a toujours voulu s'affranchir des frontières d'un réel trop étroit, la rencontre autour d'une thématique de cette nature relève à l'évidence autant d'une quête que d'un défi. » explique André Velter. Ainsi devait naître Corps d'extase ; d'un texte inédit voulant dire l'ineffable et de dessins offrant l'image de l'invisible. Rien à voir avec un acte de foi, mais plutôt un double regard troublé et curieux sur un phénomène humain hors du commun. Les lithographies d'Ernest Pignon-Ernest fascinent par la perfection et l'intensité du trait aussi maîtrisé qu'inspiré. Cet artiste qui dit élaborer les images à partir des lieux et qui a pour habitude d'utiliser l'espace public dans des œuvres vouées à l'éphémère, a su faire siens l'espace livresque et sa pérennité. Et les corps semblent se tordre et se pâmer au rythme haletant de la superbe incantation poétique d'André Velter. La création de cette œuvre avait été accompagnée en 2004 par un autre évènement d'autant plus important qu'il renforçait encore le prestige et les moyens de la société. Deux institutions en devenaient membres : La Bibliothèque du Musée de Condé, œuvre du duc d'Aumale, « prince des bibliophiles », au Château de Chantilly où en 2003, une exposition remarquablement conçue par Emmanuelle Toulet, avait célébré le centenaire des Amis du Livre Contemporain ainsi que la Fondation Martin Bodmer à Cologny en Suisse. Plus que jamais, les sociétaires allaient pouvoir poursuivre leur aventure artistique et humaniste.



Françis Herth

Avec l'Académicien François Cheng et l'artiste Françis Herth, Les Amis du Livre Contemporain choisirent en 2006, de s'ouvrir à la dimension cosmique et tellurique du monde et de transmettre la leçon d'une nature en perpétuel mouvement : chaque instant de vie si éphémère est pourtant essentiel. L'artiste et l'écrivain n'en étaient pas à leur première expérience commune. Aux confins de l'Orient et de l'Occident, épris d'une philosophie teintée de Bouddhisme et de Taoïsme, le poète chante un hymne à la vie, valeur suprême. Le titre de l'ouvrage, Que nos instants soient d'accueil, est un appel à la sagesse et à l'amour universel. C'est par l'abstraction que l'artiste communie avec la pensée de l'auteur. Il donne à voir la matière en mouvement par la liquidité de l'encre, son aptitude à se transformer comme un kaléidoscope, faisant naître, germer, mûrir, se développer de multiples formes vivantes. Les lavis sont ici interprétés en lithographies, uniquement en bleu ou en rouge, ces deux couleurs devenant primordiales ; bleu de la mer et rouge du soleil célébrant les noces éternelles de la Terre et du Ciel. Françis Herth pourrait tout aussi bien avoir été inspiré par les rouleaux chinois. André Velter dans le Troisième souffle ne disait-il pas : « l'art poétique de François Cheng se décline manifestement au plus près de l'art pictural chinois … » ? Que nos instants soient d'accueil est effectivement un magnifique exemple d'osmose entre artiste et poète. Le livre suivant ne le sera pas moins.

« Réagir à la violence par la spiritualité », voilà le message essentiel porté par l'édition 2007 ; message on ne peut plus d'actualité, exprimé ici par les mots du poète et écrivain Tahar Ben Jelloun. Ce dernier semble être allé plus loin encore que ses prédécesseurs en engageant un processus de création inverse des habitudes de l'édition. La naissance de l'œuvre dépendrait selon lui de la faculté de l'écrivain ou du poète à « intérioriser le travail de l'artiste. » C'est donc la quête spirituelle du peintre Fouad Bellamine, qui fut le facteur déclenchant de l'écriture. Chez ces deux créateurs, l'un et l'autre originaires de Fès, le désir de paix passe par la mémoire des origines. Lumière sur Lumières, c'est concrètement, sous le pinceau de Fouad Bellamine, l'éclairage aux différentes heures du jour sur les murs et les dômes blancs de l'architecture monothéiste des bords de la Méditerranée ; mais au-delà du visible, c'est la révélation des mystères et du dynamisme d'une ville mythique symbolisant les aspirations et les valeurs de toute une culture. Au rythme des jeux de lumière, le poète accomplit son parcours spirituel en 45 textes, véritables reflets des gestes de l'artiste et échos de sa pensée. Une telle réflexion plastique engendrée par le principe de la série (15 lithographies), serait aux dires mêmes de Fouad Bellamine une façon de « trouer le mur par un geste purement graphique, corporel … » Belle formule qui pourrait sans doute s'appliquer aujourd'hui à l'action des Amis du Livre Contemporain contribuant non seulement à promouvoir les valeurs humaines les plus hautes mais encore à abolir les frontières de la création.

L'histoire des Amis du Livre Contemporain et l'évolution de leurs éditions démontrent que le livre peut s'appréhender comme l'Oeuvre d'Art par excellence, l'Oeuvre totale, celle qui réunit dans un même jaillissement toutes les formes de création, celle qui s'apparente au concept contemporain d'Art Global. C'est d'autant plus vrai qu'il ne faut pas oublier qu'un tel livre n'est pas seulement le résultat du travail de l'écrivain et de l'artiste mais aussi celui de l'éditeur et des nombreux artisans et professionnels des arts et métiers du livre, y compris les spécialistes des emboîtages et des coffrets, qui contribuent par leur passion et leur talent à l'indispensable mariage de la tradition et de la modernité. Un ouvrage édité par Les Amis lu Livre Contemporain offre aux amateurs tous les plaisirs de l'objet de collection. A la rareté, vient s'ajouter la sensualité par la vue et le toucher : qualité de la typographie, du papier, originalité et raffinement de la présentation ... La satisfaction intellectuelle et l'émotion suscitées par la beauté du texte n'en sont que plus intenses. Mais ces livres ont une autre qualité à laquelle aucun collectionneur ou amateur ne saurait être insensible, ils témoignent de leur époque. Si l'on songe que Les Amis du Livre Contemporain demeurent aujourd'hui quasiment seuls avec quelques autres sociétés, à mener à bien de telles entreprises, leurs ouvrages resteront peut-être les seuls témoins de la bibliophilie du XXIe siècle. Jules Claretie avait décidemment raison, mais il était en dessous de la vérité. Le livre de création contemporaine, c'est bien plus qu'un programme …, c'est une magnifique et utile aventure humaine.

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